17
— Réveille-toi, mon ami ! Réveille-toi !
Imsiba, agenouillé au chevet de son chef, le secouait par l’épaule. Bak se réveilla en sursaut.
— Qu’y a-t-il ?
L’apprenti de Kenamon, un jeune prêtre osseux au crâne ras, vêtu d’un long pagne blanc et d’un large collier à perles multicolores, était lui aussi agenouillé à côté d’Imsiba.
— Lieutenant Bak, mon maître m’envoie avec des nouvelles que tu devrais entendre.
Bak se redressa et gémit en sentant ses muscles courbaturés, sa gorge irritée, ses genoux meurtris et écorchés – autant de souvenirs de son combat contre le fleuve.
— Un émissaire du roi Amon-Psaro vient d’arriver, porteur d’un message pour le commandant Ouaser. Je l’ai guetté au passage et je lui ai expliqué que mon maître avait besoin de nouvelles de l’enfant malade. La caravane kouchite s’est mise en marche avant les premières lueurs de l’aube et arrivera sans faute vers midi. La santé du jeune prince paraît meilleure, ce matin, mais hier il a beaucoup souffert. Le roi est convaincu que chaque heure de retard rapproche l’enfant de la mort.
Bak regarda vers l’est. Rê, trop proche de l’horizon pour être visible depuis la forteresse, projetait ses bras d’or dans un ciel bleu sans nuage. L’air était étonnamment limpide, plus frais que la semaine passée. Si la chaleur restait modérée, le temps serait idéal pour l’entrée d’Amon-Psaro dans Iken. Mais cette perspective oppressait Bak et jetait une ombre menaçante sur ce qui aurait dû être une magnifique journée.
— Je prie pour que Kenamon puisse sauver l’enfant, soupira Imsiba, dont l’expression était aussi sombre que les pensées de Bak.
— Mon maître considère chaque bribe d’information comme l’une des pièces d’un jeu de patience, dit le prêtre avec une sérénité née d’une foi absolue. Il possède de nombreux éléments ; il lui reste à voir l’enfant. Si le seigneur Amon choisit de sourire au prince, un des divers remèdes concoctés par mon maître le guérira de sa maladie.
Bak espérait que les talents de Kenamon seraient à la hauteur de la confiance du jeune homme. Il annonça :
— Nous offrirons au dieu une belle oie bien grasse.
Rose de plaisir, le prêtre se confondit en remerciements et s’en fut d’un pas pressé.
Bak se leva et fixa les Medjai assis ou étendus sur le toit de la demeure de Kenamon, et qui tendaient l’oreille après avoir assisté à cette scène. Aussitôt, ils s’empressèrent de se lever, de s’habiller, de rouler leur natte et de rassembler leurs rasoirs, leurs huiles pour le corps, leurs pagnes propres et leurs armes aussi brillantes que des miroirs à force d’être astiquées. Accoutumés à entrer ou à sortir de la caserne à toute heure du jour et de la nuit, ils discutaient en chuchotant comme ils l’auraient fait dans leurs propres quartiers à Bouhen. Pas une voix ne portait au-delà du toit.
La tension nerveuse était palpable et Bak lut de multiples émotions sur les visages : l’excitation à l’idée de former la garde d’honneur d’un puissant roi de Kouch, la gravité, sachant qu’il leur incombait de protéger ce monarque contre un assassin inconnu, et l’espoir que leur chef capturerait le criminel avant qu’il ne frappe, à temps pour prendre à leur tête sa place légitime.
La vue de cette compagnie d’élite, de ces soldats grands et droits, forts et virils, emplit de fierté le cœur de Bak. Il aspirait à être avec eux quand Ouaser les présenterait à Amon-Psaro, avant de les lui confier pour la durée de son royal séjour à Iken. Hélas, cette possibilité semblait bien faible.
— Je dois retrouver Inyotef et Senou, dit-il à Imsiba en posant les mains sur ses épaules. Quant à toi, tu connais la mission qui t’attend.
— Je ne prendrai le commandement des hommes qu’en dernier recours. C’est à toi, et à toi seul, qu’il appartient de marcher à leur tête.
— À l’heure qu’il est, tous ceux qui vivent à Iken savent que le dieu résidera sur l’île et qu’Amon-Psaro n’aura pas à traverser la ville deux fois par jour. Aujourd’hui plus que jamais, il sera exposé et vulnérable.
Bak ramassa son pagne, se rembrunit en voyant l’étoffe sale et déchirée, et la rejeta sur sa natte. À contrecœur, il revêtit le second uniforme qu’il avait apporté à Iken et qu’il avait eu l’intention de porter pour conduire la garde d’honneur.
— Nous resterons sur ses talons, lui assura Imsiba. Nous n’hésiterons pas à donner nos vies pour le sauver, s’il le faut.
Bak refusa d’envisager une aussi sinistre possibilité.
— Je crois savoir lequel de mes suspects est le coupable, mais je dois les rencontrer l’un et l’autre afin d’en être sûr. Si tout se déroule comme je l’entends, cette affaire connaîtra une conclusion satisfaisante bien avant qu’il puisse frapper Amon-Psaro.
Malgré ses paroles réconfortantes, le policier se demandait s’il parviendrait à tenir sa promesse.
Bak dévala les marches de la demeure où ne restaient plus que deux serviteurs. Kenamon et les prêtres étaient partis au temple d’Hathor pour accomplir le rituel du matin. Un domestique corpulent s’affairait à ranger leurs vêtements et leurs bijoux dans des coffres d’osier tressé en vue d’emménager sur l’île. Il manipulait les objets les plus prosaïques comme s’ils méritaient les mêmes égards que les tenues consacrées à la célébration du culte. La femme, aussi ronde que son mari mais beaucoup plus enjouée, s’activait dans la cuisine à ciel ouvert pour préparer le pain et surveiller un épais ragoût de bœuf, destinés à rassasier les prêtres après leur jeûne matinal.
Bak se glissa dans la chambre qu’avait occupée Kenamon, déjà débarrassée de ses effets personnels. Seul demeurait le mobilier – un lit, deux commodes ainsi qu’une table en bois – et une statue de Bès, le protecteur du foyer, debout dans une niche du mur. Le policier écarta le petit dieu laid aux jambes torses afin de récupérer les quatre tessons de poterie trouvés dans la cachette de Ramosé. Il s’assit par terre, en tailleur, et étudia les dessins dans un carré de soleil tombant d’une haute fenêtre.
Ces dessins n’étaient pas moins déconcertants qu’au premier jour, toutefois, examinés d’un œil neuf et mieux informé, ils revêtaient un sens enfantin. Une armée, des hommes s’affrontant sur le champ de bataille, des navires descendant le fleuve – autant d’images de la guerre livrée vingt-sept ans plus tôt, et du retour victorieux à Kemet. L’homme et la femme enlacés dépeignaient, Bak en était sûr, un incident lié de près aux autres dessins et que Ramosé avait cru digne de mentionner. Bak remit les tessons sur la niche et replaça la statue avec confiance. Si le serviteur méticuleux ne les avait pas découverts, personne n’y parviendrait.
Bak fit un détour par la cuisine, où la femme lui remit un petit pain plat rempli de lanières de bœuf et d’oignons, puis il se hâta de sortir dans la rue. Mangeant tout en marchant, il traversa rapidement la forteresse, franchit le portail et descendit le chemin vers la ville basse. De minces volutes de fumée montaient d’une multitude de foyers, répandant l’odeur du fumier utilisé comme combustible, mêlée à celles de poisson et d’oignon frits. Les vaches meuglaient, impatientes d’être traites. Un vol de pigeons prit son essor et passa dans un grand froissement d’ailes au-dessus de la ville.
Sachant que les nouvelles se propageaient très vite dans une communauté aussi confinée qu’Iken, il ne fut pas surpris par la bousculade et l’effervescence qui régnaient aussi bien dans les rues que dans les maisons sur son passage. Les hommes, les femmes et les enfants se débarrassaient des corvées matinales en chantant, en plaisantant, en s’énervant, afin de savourer ce jour de liesse et d’apparat : l’arrivée d’Amon-Psaro avec sa suite immense et colorée, la présentation des armes devant les portes de la garnison, la procession à travers les rues des deux divinités, des prêtres, des militaires et de la caravane kouchite, puis le départ de la flottille qui emporterait Amon et Hathor, ainsi que le roi et sa suite vers le fort de l’île. Un jour à tout jamais inoubliable.
Surtout si Amon-Psaro était assassiné.
Implorant silencieusement l’aide d’Amon pour empêcher la mort du roi, Bak avançait d’un pas pressé. Il quitta la grand-rue et tourna dans une ruelle qui le fit déboucher sur une voie plus large, mais sinueuse. Il dépassa l’entrepôt que les hommes de Minnakht avaient démoli sur la suggestion de Senou pour en récupérer les briques, et dont il ne restait plus guère que les fondations. Trois bambins étaient accroupis autour d’un des nombreux trous laissés dans la terre, et enfonçaient des brindilles à l’intérieur, probablement pour tourmenter un rat.
Bak dépassa deux garçons, l’un d’environ douze ans, l’autre un peu plus jeune, qui cheminaient péniblement, les épaules chargées d’un joug supportant de lourdes jarres d’eau. Quelques pas plus loin, il pénétra chez Senou et se cogna contre un tabouret bas, qui se renversa avec fracas. Loin d’être vide et dépouillée comme la première fois, la pièce située à l’avant était remplie de paniers regorgeant de légumes et de fruits : haricots, oignons, petits pois, melons, radis, concombres, laitues. Une femme élancée était assise en tailleur sur le sol, entourée de trois filles dont les âges s’échelonnaient de six à quatorze ans. Elles écossaient les pois et les haricots qu’elles jetaient ensuite dans de grands saladiers en poterie. La femme était plus noire que la nuit, les enfants avaient la peau claire mais la minceur de liane de leur mère. Un adolescent au teint bistre, âgé d’une quinzaine d’années et qui ressemblait beaucoup à Senou, était assis sur les marches de l’escalier où il triait une poignée d’hameçons.
D’un mouvement souple, il bondit à terre, empoigna un harpon posé contre le mur et le brandit, prêt à le lancer sur l’intrus. La plus petite des fillettes étouffa un cri et se serra contre sa mère. Les deux autres observaient la scène, apeurées, les yeux écarquillés. La femme, qui, Bak l’avait appris, se nommait Nefer, se leva vivement, laissant tomber les petits pois qu’elle avait sur les genoux, et se plaça devant ses filles telle une lionne protégeant ses petits. Un sifflement derrière lui avertit Bak de se retourner. Devant la porte, les petits porteurs d’eau lui barraient le chemin.
Il s’empressa de lever les mains, paumes en avant.
— Je suis le lieutenant Bak, chef de la police medjai de Bouhen. Ton époux t’a sûrement parlé de moi.
— Tu n’es pas le bienvenu ici, lieutenant, répondit Nefer, les traits crispés. Va-t’en.
Comme Senou, elle n’était plus toute jeune. Les années, les fréquentes grossesses avaient exigé d’elle leur tribut, mais Bak vit qu’elle avait été jadis une femme très élégante, sinon d’une grande beauté.
— Il n’y a pas de temps à perdre. J’ai besoin de ton aide, au plus vite !
— Senou dit qu’on ne peut se fier à toi. Comment oses-tu le soupçonner d’avoir tué ce malheureux Pouemrê ?
— Où est-il ?
— Qu’est-ce que tu crois ? répliqua-t-elle avec dédain. Il remplit son devoir. Il est parti au fort, afin de s’assurer que ses hommes sont prêts pour l’arrivée d’Amon-Psaro.
Il se pouvait qu’elle ait raison et que Senou soit sur l’île. Il se pouvait aussi qu’il se prépare d’ores et déjà à assassiner le roi kouchite. Bak chercha un moyen infaillible d’amener Nefer à lui révéler le fond de son cœur.
— Ta famille est sans doute la seule à Iken qui vaque à ses occupations comme si ce jour ne différait en rien de tous les autres.
D’un ample geste de la main, elle attira l’attention du policier vers les paniers débordants.
— Si nous ne préparons pas ces légumes pour les conserver, ils ne tiendront pas pendant les prochains mois. Nous avons trop transpiré à labourer, à planter et à récolter pour les laisser pourrir sous nos yeux.
— C’est la nouvelle récolte ? Mais ce travail n’aurait-il pu attendre à demain, ce qui vous aurait permis d’assister à la procession ?
— On voit que tu n’as jamais cultivé la terre dans une île ! railla-t-elle. Nous avons laissé nos cultures dans les champs aussi longtemps que nous l’avons pu. Si nous n’avions pas fait la cueillette hier, aujourd’hui elles seraient submergées par la crue.
Bak se rappela le témoignage de la voisine, selon laquelle un cultivateur était venu frapper à leur porte, et il faillit éclater de rire. Il s’agissait sans doute d’un habitant de l’île, et ce départ précipité n’était pas destiné à échapper à un policier curieux, mais à sauver une récolte. L’explication de leur disparition était-elle donc si simple ?
— Ton époux est-il allé t’aider ?
Nefer jeta un coup d’œil sur la profusion de légumes et répondit, amusée :
— À ton avis ?
— Un travail colossal.
Il redressa le tabouret et s’y assit.
— Continue ta besogne. Avec de la chance, tu auras fini à temps pour voir ton royal parent marcher dans Iken.
Elle fit signe à ses enfants de reprendre leur tâche et s’agenouilla pour ramasser les petits pois épars sur le sol.
Les garçons à la porte rentrèrent les jarres et, aidés par leur grand frère, les déchargèrent du joug pour les ranger contre le mur. Ils rejoignirent ensuite l’aîné dans l’escalier pour voir et écouter – pour protéger, le cas échéant, Bak en était sûr.
— Ainsi, on t’a parlé de mes liens avec Amon-Psaro, constata Nefer avec un détachement déconcertant, comme si cet événement ne la concernait en rien.
Ce n’était pas ainsi qu’une femme se comportait lorsque la peur tenaillait son cœur.
— On m’a dit que tu es de sang royal, répondit Bak d’une voix neutre, pour ne pas montrer combien il en savait peu.
— Je suis sa cousine. Ma mère était l’une des sœurs de son père. J’occupais la onzième place dans la ligne hiérarchique de ses épouses potentielles, expliqua-t-elle, un sourire jouant sur ses lèvres. Trop éloignée pour menacer les héritiers directs, et cependant assez proche pour être gardée au palais, en réserve.
Ce sens de l’humour était si inattendu que Bak sourit franchement.
— Je suis impressionné ! Je n’avais encore jamais conversé avec une altesse royale.
Nefer esquissa un demi-sourire :
— Ne te laisse pas intimider, lieutenant. Jamais je n’ai été aussi heureuse que le jour où Senou m’a emmenée loin du palais, et chaque matin je remercie Hathor pour la vie que je mène avec lui.
Elle arborait son bonheur telle une robe de lin dont les plis l’enveloppaient de chaleur et de bien-être. À quelle extrémité Senou et elle auraient-ils été prêts si leur union avait été menacée ? Bak aborda la question indirectement :
— Comment as-tu réussi à t’en aller ?
— La première fois que Senou est venu au palais, il faisait partie de la garde d’un ambassadeur d’Aakheperenrê Touthmosis, qui régnait sur Kemet à cette époque. Mon cousin donna une réception pour le groupe venu de Ouaset et je figurais parmi celles choisies pour y assister. Bien que je fusse assise avec les femmes, loin derrière le trône, Senou me remarqua. Il ne savait pas que du sang royal coulait dans mes veines ; il voyait simplement une jeune fille qui lui plaisait. Aussi, il demanda à Amon-Psaro s’il pouvait m’avoir.
Bak siffla.
— Il ne manquait pas d’aplomb !
— Aucun autre homme n’aurait montré autant d’audace, dit-elle en souriant aux garçons assis dans l’escalier, partageant avec eux sa tendresse pour leur père. En ce temps-là, il n’y avait pas de chevaux à Kouch. Amon-Psaro, qui avait possédé un attelage et un char lorsqu’il était otage à Ouaset, désirait de tout son cœur constituer un élevage. C’est pourquoi il répondit à Senou que s’il parvenait à lui offrir un étalon et une jument, je serais sienne. Moi, j’étais certaine de ne plus jamais le revoir, se souvint-elle, les yeux pétillants de malice. Mais l’année suivante, il s’en revint avec deux magnifiques étalons blancs et une pouliche brune âgée de six semaines. Amon-Psaro tint sa promesse sur-le-champ.
Bak rit avec elle, mais retrouva très vite son sérieux. Chacune de ces réponses soulevait une nouvelle question.
— Comment Senou, simple soldat, a-t-il pu se procurer des animaux si coûteux ?
Des pas résonnèrent dans la rue. Nefer tourna son visage souriant vers la porte, et il s’anima de cette chaleur particulière que les hommes et les femmes réservent à l’être aimé. Senou franchit le seuil, aperçut Bak et se figea aussitôt. Il interrogea sa femme du regard.
Le sourire de Nefer ne s’altéra pas, même si elle savait quelle méfiance lui inspirait le policier.
— Le lieutenant Bak et moi évoquions le passé. J’étais justement en train de lui raconter comment tu m’as conquise.
Bak, qui sentait naître la confiance de Nefer, fut irrité par l’arrivée intempestive de son époux. Le bon côté de la chose, c’est que Senou n’était pas caché, se préparant à assassiner Amon-Psaro.
Le militaire considéra Bak avec une expression dure et obstinée.
— Le commandant Ouaser m’a ordonné de répondre à toutes tes questions, mais il n’a pas autorité sur ma famille.
Rien ne ferait jamais de lui un homme séduisant, toutefois, paré de sa tenue de cérémonie, son corps musclé luisant d’un éclat satiné, il en imposait par sa prestance. Il était vêtu d’un pagne court d’une blancheur immaculée, rehaussé par un pectoral de bronze serti de perles rouges et bleues. Sa boucle de ceinture était également en bronze, de même que les bracelets ornant ses bras, ses poignets et ses chevilles. Une longue lance astiquée à la perfection, une dague dans un étui de cuir lustré et un bouclier en peau de vache brun fauve complétaient son uniforme. Et, pour parachever le tout, la mouche d’or, symbole de bravoure, était suspendue à une chaîne d’or autour de son cou.
Bak avait une conscience aiguë des six petits visages tournés vers eux, des grands yeux noirs rivés sur le père. Il ne voulait pas rabaisser Senou dans l’estime de ses enfants, mais le temps manquait pour faire preuve de tact. Il se leva donc et affronta l’officier du guet d’un air dur :
— J’ai moi-même toute autorité pour poser les questions que je veux à qui je veux. Ouaser n’aurait-il pas été clair à ce sujet ?
— Tu peux toujours les poser, répliqua Senou, la mâchoire crispée. Rien ne nous oblige à y répondre.
— Tu prétends que tu n’aimes pas voir des hommes mourir au combat ? lança Bak d’un ton de défi. Eh bien, j’essaie d’éviter une guerre et je compte réussir, avec ou sans ton aide.
Les yeux de Nefer s’agrandirent. Elle pressa sa main contre ses lèvres et enveloppa de son bras sa plus jeune fillette. Senou, surpris et intrigué, eut un mouvement de recul.
— Ce n’est donc pas le meurtre de Pouemrê qui t’amène ici ?
— Si, indirectement. Cependant, ce n’est plus ma préoccupation première.
Senou regarda sa femme et un message tacite passa entre eux. Il s’assit sur le tabouret que Bak avait libéré.
— Continue, maugréa-t-il. Je ne te promets pas que nous répondrons, mais nous essayerons.
— Verras-tu Amon-Psaro au cours de son séjour ? demanda le policier à Nefer.
Elle ôta son bras des épaules de sa fille pour désigner les récoltes :
— Si nous avons terminé à temps, j’irai avec les enfants regarder la procession jusqu’au port.
— Mais lui parleras-tu pendant qu’il est ici, à Iken ?
Elle fronça les sourcils, tâchant de comprendre où il voulait en venir.
— Oui, s’il me convoque devant lui.
— Cependant, tu ne tenteras pas de l’approcher ? insista encore Bak.
Senou se pencha en avant sur le tabouret, le front orageux.
— Mettons les choses au point, lieutenant. Nefer est sans doute la cousine d’Amon-Psaro, mais elle est avant tout mon épouse et la mère de mes enfants. Ce n’est plus une femme de Kouch, et elle ne prétend pas régner sur son pays natal.
Nefer se hâta d’expliquer, pour compenser l’agressivité de son mari :
— Nous avons cinq fils, lieutenant Bak. Ils ne sont pas plus proches que moi de la couronne, mais ils seraient considérés comme une menace plus sérieuse, parce que ce sont des garçons. Senou et moi, nous ne voulons pas qu’ils soient impliqués dans une lutte à mort pour la succession, si Amon-Psaro venait à mourir.
— Crois-moi, ajouta Senou d’une voix fervente, nous prions chaque jour afin qu’il vive de très longues années, et que le prêtre Kenamon parvienne à guérir son premier-né. Cet enfant est le seul que lui ait donné la reine, le seul dont les droits sur le trône soient incontestables.
Bak jeta un coup d’œil vers l’escalier, où les trois jeunes garçons observaient et écoutaient avec un intérêt inépuisable. Il se demanda ce qu’ils pensaient de la vie qu’ils menaient à Iken, quand ils auraient pu connaître une existence dorée dans un palais de Kouch. Il refréna son désir de les interroger. Senou et Nefer veillaient avec un soin trop jaloux sur leur progéniture pour tolérer qu’on leur pose des questions.
— Ne te sentirais-tu pas plus en sécurité à Kemet, avec toute ta famille ? demanda-t-il.
Nefer, les yeux méprisants, jeta une poignée de pois dans un saladier.
— Pourquoi fuir ? Tu n’as pas prêté attention aux paroles de mon époux, lieutenant. Je ne suis pas une Kouchite ! Je vis sur cette terre de Ouaouat depuis mes quatorze ans. Je porte un autre nom, répandu parmi les femmes de Kemet. Je m’habille, je cuisine et je vis comme les femmes de Kemet. Amon-Psaro n’a aucun droit sur moi, pas plus que mon pays natal.
— Notre foyer est ici, la soutint Senou. Certes, je me plains de ma carrière ratée, je prétends être amer de mon affectation prolongée sur cette terre aride oubliée des dieux, que je mets sur le compte d’une erreur de jeunesse.
Il serra ses mains entre ses genoux et sourit à Bak avec un peu d’embarras.
— La vérité, c’est que cette erreur, commise dans mon ardeur juvénile et dont je n’ai cessé de me repentir, n’a eu aucune influence sur ma carrière. Pour monter en grade, il me suffisait d’aller au nord, à Kemet. Mais nous aurions dû quitter cette terre que nos enfants ont toujours connue, cette terre que Nefer et moi aimons autant que la vie même.
Bak eut alors la conviction que Senou et son épouse auraient tué sans hésiter pour protéger leur famille, mais seulement s’ils n’avaient pas le choix.
— Je ne sais rien des usages du pays de Kouch, admit-il sans quitter Nefer des yeux. Aussi, ma prochaine question te paraîtra peut-être stupide. Amon-Psaro pourrait-il te réclamer et te ramener dans son palais ?
— Tel que je le connais, dit Nefer en souriant, il remercie Amon soir et matin pour avoir eu le bon sens de m’échanger contre ces chevaux.
Bak et Senou éclatèrent de rire à l’unisson, dissipant leur tension et leur méfiance mutuelles. Les enfants, dont la plupart étaient trop jeunes pour comprendre, se mirent à rire eux aussi, timides, hésitants, soulagés.
Senou dit en séchant les larmes au coin de ses yeux :
— Tu parles d’empêcher une guerre, puis tu nous interroges au sujet d’Amon-Psaro. Quel lien y a-t-il entre tes questions ?
« Puis-je me fier à ces gens ? se demanda Bak. Oui. Ils n’ont rien à gagner par la mort du roi kouchite, rien à perdre tant qu’il vit. »
— Pouemrê a été assassiné car il avait découvert-un complot visant à tuer Amon-Psaro.
Il se força alors à continuer, à exprimer l’impensable.
— J’en suis sûr à présent : l’homme que je cherche n’est autre qu’Inyotef.
La trahison du pilote le frappa dans toute sa fourberie. Car une trahison, c’en était bien une ! D’ordre personnel, d’abord, parce que l’homme qu’il appréciait et auquel il accordait son amitié l’avait trompé par ses mensonges et ses sourires tout en tentant de le supprimer. Qu’Inyotef ait tourné le dos au pays et aux dieux de Kemet n’était pas moins douloureux.
— Je n’aurais jamais cru cela de lui ! Nous n’étions pas très proches, cependant je le jugeais digne de confiance.
Senou, qui se hâtait dans la ruelle aux côtés de Bak, secoua la tête comme pour nier la possibilité de tant de traîtrise. Quant à Bak, pour qui la perfidie du pilote était un fait acquis, il avait encore l’impression de le trahir en exprimant sa déception.
— Ma conscience me taraudait chaque fois que je considérais cette hypothèse, et lui, il exploitait mon sentiment de culpabilité pour mieux m’aveugler.
Au loin éclata le son cuivré d’une trompette, longuement, à deux reprises. C’était le second signal qu’ils entendaient depuis qu’ils étaient partis de chez Senou. Ils ne pouvaient apercevoir la ville basse, mais Bak imagina le héraut, debout sur la porte sud de la forteresse, les yeux tournés en direction de la caravane. Elle demeurait invisible, mais était annoncée par un immense nuage jaune de poussière, qui progressait lentement vers le nord le long de la piste du désert.
— C’est encore loin ? s’inquiéta Bak.
— Juste après ces quelques groupes de maisons.
Hommes, femmes et enfants se précipitaient dans la rue. Ils ne formaient pas encore un flot humain, mais un filet régulier se dirigeant vers le chemin de la forteresse. Partout alentour résonnaient des voix impatientes et animées, des rires surexcités, les reproches de mères grondant leurs enfants. On entendait aussi des claquements de fouet, le rythme rapide de sabots et les braiments rauques d’un train d’ânes contraints à forcer l’allure. Une douce brise atténuait la chaleur sans soulever de poussière.
— Il a la réputation d’être prompt à s’emporter. Seule une retraite précipitée peut épargner la fureur de ses poings à l’imprudent qui se trouve sur son passage, expliqua Senou en évitant un baudet qui tentait de happer son pagne. Mais, ma vie dût-elle en dépendre, je ne vois pas pourquoi il voudrait la mort d’Amon-Psaro ! Ils ne se sont pas revus depuis des années. La flamme de sa colère aurait dû s’éteindre.
— Je crois qu’un feu qui couvait sous la cendre depuis longtemps s’est rallumé, dit Bak, enjambant un tas de crottin frais d’où s’envola une nuée de mouches. Te souviens-tu d’un événement particulier, de circonstances inhabituelles ou suspectes, du temps où vos chemins s’étaient d’abord croisés ?
— Nos rencontres étaient rares. Je consacrais tout mon temps à voyager, à garder des cargaisons d’objets précieux convoyés par le fleuve, ou à escorter des ambassadeurs et leurs riches présents destinés aux rois tribaux, loin en amont. De son côté, Inyotef passait sur l’eau le plus clair de sa vie, mais plutôt sur des vaisseaux de guerre. À ma connaissance, il n’a jamais vogué beaucoup plus au sud que Semneh.
— Étrange ! remarqua Bak en fronçant les sourcils. D’après Houy, Amon-Psaro et Inyotef étaient très liés du temps de leur jeunesse, quand ils vivaient à Ouaset. On aurait pensé qu’Inyotef solliciterait des missions vers le sud. Tout le monde ne peut se vanter d’être ami avec un roi !
— Il me semble en effet…
Senou s’accorda un temps de réflexion, contourna une femme qui s’efforçait de consoler son bébé en larmes. Il hocha la tête.
— Oui… Oui, je me rappelle une fois… Oh ! Cela remonte bien à quinze ou vingt ans. Inyotef avait reçu son premier commandement, un navire de guerre de taille moyenne. Il a remonté le Ventre de Pierres, a fait escale à Semneh pour réparer une avarie et a continué vers le sud dans l’intention de s’enfoncer dans le pays de Kouch. Sa mission était insignifiante : une simple démonstration de force, je crois, et sans doute le moyen de collecter des tributs par la même occasion.
Il fut interrompu par de nouvelles sonneries de trompette.
— Je dois me hâter ! Mes hommes vont s’inquiéter de mon absence.
Il tourna à l’angle afin de prendre une rue étroite enserrée des deux côtés par des maisonnettes résonnant des voix de leurs occupants. Un troupeau de canards caquetait dans une bâtisse abandonnée qui sentait les déjections d’oiseau.
— L’ambassadeur que j’étais chargé d’escorter tarda à me rejoindre à Semneh, poursuivit Senou. Je l’attendais encore trois jours plus tard, quand Inyotef rentra au port. Son navire avait été forcé de faire demi-tour. Il ne donna aucune explication, mais, selon une rumeur, il n’était pas le bienvenu au pays de Kouch.
— Supposes-tu que ce camouflet provenait directement d’Amon-Psaro ?
— J’ai souvent remonté le fleuve, pourtant je n’ai jamais su le fin mot de l’histoire.
— T’es-tu souvent rendu à la cour d’Amon-Psaro ?
— Quatre ou cinq fois tout au plus.
Senou évita deux tout-petits qui le fixaient, émerveillés par sa magnificence. Avec un sourire malicieux, il devança la question de Bak :
— Oui, lieutenant, il m’a fait admirer son élevage de chevaux, et il n’a jamais manqué de s’enquérir de la santé de Nefer.
Bak sourit lui aussi, oubliant un instant la gravité de l’heure.
— Je suis curieux de savoir comment tu t’es procuré ceux que tu lui as offerts. Leur valeur était colossale pour un simple soldat, sans fortune ni pouvoir.
— Il suffisait de présenter le problème sous un jour diplomatique, expliqua Senou en riant. J’en parlai à l’ambassadeur qui, à son retour dans notre capitale, en discuta à son tour avec le vizir. Ce fin politicien admit que le don de chevaux, jument et étalons, rappellerait à Amon-Psaro son amitié avec notre pays chaque fois que naîtrait un poulain. Plus tard, après l’échange, lorsque Nefer fut à moi et les chevaux à Amon-Psaro, je me sentis obligé de lui révéler que seule mon ingéniosité m’avait permis de lui faire ce présent. Il trouva l’histoire si divertissante et ma franchise si admirable qu’il me proposa un poste élevé à sa cour. Je choisis de rester dans l’armée de Kemet.
Bak rit de bon cœur avec lui, jusqu’à ce que des accents de trompette viennent les rappeler à leur devoir. Ils traversèrent rapidement une rue perpendiculaire, dépassèrent un groupe de maisons bien entretenues et tournèrent dans une impasse bordée sur un côté par un mur sinueux, bâti pour contenir l’avancée des dunes de sable. Kasaya se tenait devant une porte située presque au bout de l’impasse. Son air découragé leur apprit que la maison était déserte et qu’aucun des voisins ne savait où se trouvait le pilote.
Senou jura tout bas.
Bak ne s’attendait pas à ce que les dieux déposent entre ses mains la clef du mystère, néanmoins il se sentit démoralisé.
— S’il est parti pour de bon, je doute qu’il ait abandonné quoi que ce soit de valeur ou d’intéressant, mais il faut tout de même procéder à une fouille.
— En ce cas, je te laisse. Les hommes de faction sur les remparts attendent mes ordres. De plus, il me faut trouver Houy et Nebseni afin de les avertir, ainsi que les gardes postés sur les toits le long de l’itinéraire qu’empruntera Amon-Psaro.
— Préviens aussi Imsiba et mes Medjai. J’enverrai Kasaya sur l’île afin d’alerter Pachenouro et Minnakht.
— C’est comme si c’était fait.
Senou fit quelques pas dans la ruelle, s’arrêta, se retourna.
— Amon-Psaro est hautain, impérieux et rusé. Mais c’est un homme bon. Ne laisse pas Inyotef le tuer, Bak.
Le policier se força à sourire.
— Une prière et une offrande à Amon m’y aideront peut-être.
La maison d’Inyotef était beaucoup trop grande pour lui. Les cinq pièces spacieuses disposées autour d’un patio auraient mieux convenu à la famille nombreuse de Senou. Quoique propres et bien rangées, elles donnaient une impression de solitude. Deux chambres étaient chichement meublées ; le reste était vide. Des tabourets, deux tables, quelques coffres, une natte – le strict minimum qu’une épouse pouvait concéder à l’époux qu’elle quittait, les reliques d’un mariage.
Bak alla de coffre en coffre et souleva chaque couvercle pour inspecter l’intérieur. Il trouva des draps, des vêtements masculins, un peu de vaisselle et de rares ustensiles de cuisine. Une cassette contenait du fard à yeux, des huiles et des parfums. Une boîte d’ébène joliment incrustée renfermait des bijoux, principalement en perles et de peu de prix. Bak ne découvrit pas de mouches d’or. Dans un coffre en bois simple, de dimensions plus imposantes, étaient rangées de petites armes, dont une lourde fronde – celle utilisée lors de la première tentative d’intimidation.
Il retourna dans la pièce principale, où il entreprit une longue et fastidieuse recherche pour trouver des indices sur l’endroit où Inyotef s’était rendu et ses motifs de haine envers Amon-Psaro. Bak se concentrait tout entier sur sa besogne, sondant méthodiquement les coffres, les murs et le sol pour voir s’ils ne recelaient pas une cachette. Il opéra de même d’une pièce à l’autre. Une agréable odeur d’agneau braisé, annonçant l’approche de midi, entrait par les portes ouvertes et lui ouvrait l’appétit. Il eut la tentation de renoncer, de quitter cette maison déserte pour arpenter les rues de la ville. Il aurait préféré chercher l’homme, plutôt qu’un minuscule indice qui risquait de passer inaperçu.
Il avait fini de fouiller l’intérieur et n’avait obtenu pour sa peine qu’un sentiment d’échec croissant. Quand le fils aîné de Senou arriva avec du poisson grillé enveloppé dans des feuilles, une belle grappe de raisin et deux cruches de bière, Bak eut envie de le serrer dans ses bras. La nourriture et la boisson, la voix joyeuse et le sourire lui procurèrent un réconfort dont il avait grand besoin.
— À quelle distance se trouve la caravane ? demanda-t-il en détachant la chair blanche des arêtes pour l’engloutir comme s’il n’avait rien mangé depuis une semaine.
— Elle sera à nos portes dans moins d’une heure.
L’adolescent lui confirma que son père avait transmis ses différents messages à Imsiba et aux autres. Des gardes supplémentaires avaient pris position sur le chemin d’Amon-Psaro, et tous les hommes dont la présence n’était pas indispensable recherchaient Inyotef. Personne ne l’avait vu de la journée. Bak, ébranlé, tâcha de ne pas penser qu’il se couvrirait de ridicule si la tentative d’attentat ne provenait pas du pilote.
Il vit que le jeune garçon avait hâte de repartir, craignant de manquer le spectacle, aussi lui permit-il de s’en aller. Il sortit dans le patio pour terminer son repas dans une mince zone d’ombre, à côté du mur.
Rassasié, il fouilla la cour, où se trouvaient un four rond, de grandes jarres d’eau et des réservoirs à grain. Il finissait de balayer les céréales qu’il avait répandues sur le sol quand les bruits changèrent, au loin. L’appel strident de la trompette se perdait parmi des accents multiples. De temps en temps, lorsque la brise soufflait de ce côté, le son léger des flûtes et des sistres accompagnant les cuivres parcourait toute la ville basse. Les tambours roulèrent. La caravane d’Amon-Psaro approchait de la forteresse.
Bak était monté sur le toit. Il avait pratiquement terminé ses recherches quand une grande batterie de tambours annonça la présentation des armes à Amon-Psaro. Bientôt, le roi pénétrerait dans Iken. Ouaser et lui conduiraient la lente et solennelle procession le long de la voie principale jusqu’au temple d’Hathor. Là, ils rendraient hommage à la déesse et à son invité, Amon. Alors, les prêtres et les dieux eux-mêmes se joindraient à la procession, qui, rebroussant chemin, descendrait l’escarpement pour traverser la ville basse jusqu’au port.
Bak pensait qu’Amon-Psaro était en sécurité à l’intérieur du fort. La partie ultérieure du programme l’inquiétait davantage. La descente vers la ville basse, puis les mes elles-mêmes seraient bordées de centaines de civils et de soldats. Le moment de tous les dangers surviendrait au port, dans la confusion de l’embarquement, en un lieu qu’Inyotef connaissait mieux que quiconque.
Las et découragé, le policier s’approcha du bord du toit et contempla les dunes d’or, par-delà l’enceinte. De longs doigts de sable, déposés au fil des ans par les vents du désert, s’étiraient au loin jusqu’à un groupe de maisons en ruine.
Son regard fut attiré par la base du mur sinueux où un objet brun clair dépassait du sol. C’était apparemment le coin d’une planche. Elle semblait trop solide, trop précieuse pour avoir été jetée dans le désert. Tous ses sens en alerte, Bak passa du toit sur le sommet du mur et, les bras écartés pour conserver l’équilibre, avança lentement en suivant la courbe. Il comprit bientôt que la planche était le montant d’une échelle en partie ensevelie. D’après la forme du banc de sable, il devina qu’elle avait été enterrée et que la forte brise qui avait soufflé récemment l’avait mise au jour. Brûlant de curiosité, il sauta du mur et le sable doux et chaud amortit sa chute.
Il y enfonça les doigts et redressa l’échelle. Elle était presque neuve, et assez grande pour atteindre le toit d’Inyotef. Le pilote l’avait-il cachée dans l’intention de revenir plus tard, ou s’en était-il servi pour quitter sa demeure ?
Bak tourna le dos au mur et scruta les dunes basses. Leurs faîtes lisses et parallèles étaient sillonnés par les minuscules empreintes d’oiseaux et de rongeurs, mais aucune indentation plus grande et plus profonde n’indiquait le passage récent d’un homme. Un renflement en forme d’entonnoir, à une vingtaine de pas, pouvait signifier qu’un animal avait découvert quelque chose d’intéressant sous la surface. S’efforçant de ne pas espérer mais espérant tout de même, Bak courut vers cette petite éminence, creusa dans le sable et déterra un grand coffre d’osier tressé. Retenant son souffle, il épousseta le couvercle, rompit le sceau et ouvrit. Le coffre était rempli de grandes jarres en poterie, chacune fermée par un bouchon en terre séchée la préservant des bêtes de proie et des insectes. L’une, renfermant du blé, s’était fêlée, s’offrant à la convoitise de rats ou de souris. Exalté par sa découverte, Bak brisa les bouchons de toutes les autres et trouva de la bière, de la nourriture, des vêtements, de petites armes et des bijoux, parmi lesquels deux mouches d’or.
Inyotef n’avait pas osé laisser le coffre sur son navire, de crainte que tous les bateaux du port ne soient fouillés avant l’arrivée d’Amon-Psaro sur le quai. Il l’avait donc enterré là, comptant revenir quand les recherches auraient cessé.
Bak avait gardé pour la fin l’objet qui l’intriguait le plus, un cylindre en terre cuite bouché aux deux extrémités. Il en brisa une, enfonça les doigts à l’intérieur et en ressortit un rouleau de papyrus. Il s’assit sur le sable en priant afin d’avoir trouvé la clef de l’énigme, et déroula son précieux butin, taché, corné et jauni par le temps et de nombreuses lectures. Osant à peine respirer, il commença à lire :
« À mon bien-aimé frère Inyotef. Il est parti, celui que j’adorais par-dessus tout. Ses douces paroles, son serment de m’aimer toujours étaient pareils à des fétus de paille jetés au vent. Une nuit il était allongé près de moi, me chuchotant des mots tendres ; le lendemain il était parti. J’ai appris qu’un message était arrivé, lui annonçant la mort de son père. Il s’est embarqué pour la misérable Kouch sans même un au revoir. J’ai voulu croire qu’il m’appellerait sitôt tout danger écarté du trône, mais quatre mois ont passé sans que je n’entende rien de lui. Mon frère, je ne puis supporter ma douleur plus longtemps. Le fleuve m’invite. Souviens-toi toujours de moi, mon très cher Inyotef, et veuille me pardonner. »
La lettre était signée « Sonisonbé ».
Bak exhala un long soupir. Les termes de frère et sœur étaient souvent utilisés entre amants, mais, dans ce cas, il ne doutait pas que Sonisonbé fut bien la sœur de sang d’Inyotef. La jubilation que provoquaient en lui cette découverte et le sentiment d’arriver au bout de ses peines le disputait dans son cœur à la pitié et à la tristesse pour la jeune fille abandonnée par Amon-Psaro, qui avait légué à Inyotef un sombre héritage.